SAINT-JOE, STYLISTE : LA MODE IVOIRIENNE EST RESTEE STATIQUE

 . Comment va la maison Saint-Joe ?

-       La maison Saint-Joe va bien.

Quel est votre secret pour la maintenir ?

-       Je crois qu’il n’y a pas de secret. Il y a longtemps que je suis sur le terrain. Je me bats tous les jours et je renouvelle régulièrement mes idées et surtout mes créations pour pouvoir être au goût du jour. Par rapport à la demande du moment, on s’essaie de s’adapter. Voilà comment la maison Saint-Joe fonctionne.

Quand avez-vous commencez exactement la couture ?

-       Je me suis installé définitivement en Côte d’Ivoire après mon retour d’Europe en 1980. Cela fait donc 38 ans que j’existe en tant que créateur professionnel. Sinon, j’ai ouvert mon premier atelier en 1970 à Abidjan. Après quelques années de travail, j’ai arrêté pour aller me former en France.

Vous êtes installé en 1980. Pensiez-vous  être là 38 ans après ?

-       Ce n’était  pas évidemment. Quand je suis revenu en Côte d’Ivoire dans les années 80, ça marchait bien car les gens me découvraient. A un moment donné, il y a eu un ralentissement à cause de l’entrée du prêt-à-porter sur le marché ivoirien. Les gens n’étaient plus prêts pour coudre sur place. Il y en avait qui partaient en Europe acheter leur habillement. Le prêt-à-porter dominait le sur mesure. Quand on parlait de sur mesure, c’est local alors que le prêt-à-porter venait d’ailleurs notamment d’Europe. Les gens ne savaient pas que le sur mesure était mieux fait que le prêt-à-porter. C’était une mauvaise publicité qui m’a été fatale. A un moment donné, j’ai eu envie de retourner en France pour coudre et revenir vendre en Afrique. Puisque là-bas, c’était nous qui faisions le prêt-à-porter. A l’époque, c’était très rare de voir un Français derrière la machine. Les Blancs qui le faisaient étaient des Yougoslaves, des Arabes. Généralement, c’était nous les Noirs qui étions derrière les machines à Paris. Les Français étaient les patrons. J’allais vraiment retourner m’installer en France s’il n’y avait pas eu la dévaluation du franc CFA. C’est ce qui m’a sauvé. Quand les Africains partaient en France avec leurs francs CFA, ils ne pouvaient pas s’acheter grand’chose. Il fallait multiplier l’argent par deux ou trois pour pouvoir s’offrir un costume de qualité en France. Du coup, nous qui avons fait Europe et qui sommes revenus au pays, on était de bons couturiers. Je peux dire que la dévaluation du CFA n’a pas été négative pour tout le monde. Elle nous a permis de tenir et nous a donné beaucoup de travail.

En tant manager de votre propre boîte, comment aviez-vous fait pour subvenir à tous ces aléas ?

-       Quand la demande dépasse l’offre, on n’a pas de souci. C’est quand c’est le contraire que ça devient difficile pour nous. La Côte d’Ivoire a connu plus de 10 ans de crise avec le coup d’état de 1999, les élections de 2000, le putsch manqué de 2002 et la partition du pays qui s’en est suivie. Notre maison a survécu grâce à notre relationnel. C’est la clientèle que j’avais déjà qui m’a permis de tenir.

Vous êtes discrets alors que vous habillez de grosses têtes. Pourquoi vous n’en parlez jamais ?

-       Je ne communique pas sur les personnalités que j’habille parce que notre époque est différente de celle d’aujourd’hui. On ne pouvait pas avoir à habiller tout le monde et aller sur la place publique dire que c’est nous qui faisons telle ou telle chose. Non ! Ce n’était pas bon pour moi car les gens ne sont pas prêts qu’on sache qui les habille. On entendait mon nom mais on ne me voyait jamais et je n’étais pas toujours dans les médias. Après ce temps-là, il fallait passer par la publicité pour se faire vendre. Nous, les anciens, étions obligés de nous adapter à cette phase de communication. Mais je me gênais toujours à dire qui j’habillais.

Et pourtant vous habillez plusieurs personnalité en Côte d’Ivoire et ailleurs…

-       Oui mais ce n’est pas cela l’essentiel. Ce qui est intéressant, c’est que ces personnalités soient satisfaites de ce qu’on leur propose et que le monde extérieur ne trouve pas à redire quand elles sortent. Sinon, j’habillais tous les maires des 10 communes d’Abidjan. A Port-Bouët, c’était une maire mais j’habillais le secrétaire général. Que ce soit les anciens maires centraux d’Abidjan comme M’koumo Mobio et Djédjé Amondji, l’ancien maire de Cocody Usher Assouan ou l’actuel, Maître Mondon, le maire actuel du Plateau, l’ancien maire de Treichville que j’appelais affectueusement Papa Kouassi Lenoir et l’actuel, Amidou Sylla, maire d’Anyama et le maire de Yamoussoukro, on a essayé de leur apporter notre concours au niveau de leurs garde-robes. Je ne citerai pas les ministres, les directeurs ou patrons de sociétés, les stars du football et de la chanson, les hommes des médias. Ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle doyen. On a fait notre temps.

Dans le métier, qu’est-ce qui fait votre force ?

-       Il faut savoir que le sur mesure est différent du prêt-à-porter. Et ceux qui sont rigoureux avec eux-mêmes en matière d’habillement le savent. Une chose est sure, tout le monde n’a pas la même morphologie. Quand les clients sont habitués au sur mesure, ils demandent des détails qu’on doit ajourer à leurs vêtements qui n’existent pas dans le prêt-à-porter. Cela les différencie des autres. Ma force réside au fait que je suis capable de m’adapter à toutes les formes et le sur mesure n’a pas de secret pour moi.

Etes-vous resté uniquement homme ou bien souvent vous faites dame ?

-       J’habille la femme sur demande. Chez la dame, je ne confectionne que les tailleurs. C’est ce que je maîtrise. Le tailleur dame est un peu complexe à réaliser et cela a un prix. Les femmes qui sont exigeantes ou celles qui travaillent dans les institutions internationales nous sollicitent pour qu’on leur fait des tailleurs dames et on le fait sans problème.

Faites-vous tout l’homme ?

-       Oui ! Et je dis Dieu merci car j’ai été exigeant avec moi-même au moment de l’apprentissage. J’ai obtenu tout ce qui est diplôme de la haute couture masculine. Quelles que soient les difficultés que je rencontre, je m’en sors toujours.

L’année dernière, vous avez introduit le boubou dans vos collections. Pourquoi ?

-       Ce sont des tenues de circonstances. La période le demande et je suis obligé de suivre la tendance.

Le mois de février est considéré comme celui de l’amour grâce à la fête de la Saint-Valentin. Y a-t-il quelque chose de spécial chez Saint-Joe ?

-       J’ai effectivement sorti une collection pour la St-Valentin. Généralement, ce sont des femmes qui viennent acheter des chemises pour leurs maris. A l’approche du 14 février, elles savent qu’elles peuvent trouver quelque chose de spécial chez Saint-Joe pour leurs époux ou leurs petits amis. Le 5 février à l’émission C’Midi de RTI1, j’ai présenté une collection qui attrait à la Saint-Valentin. On a des chemises, des boubous réalisés avec un cocktail de matières de couleurs très gaies et relax pour des dîners en amoureux ou entre amis.

La Saint-Valentin, le 8 mars, la fête des pères, la fête de l’indépendance… La  maison Saint-Joe travaille-t-elle selon les évènements ?

-       Je dirai oui et plus encore ! Nous avons un calendrier par rapport aux différents évènements et ce calendrier s’élargit aux grands rendez-vous sportifs comme la Coupe du monde de football ou la Coupe d’Afrique des nations. Quand la Côte d’Ivoire est qualifiée pour ces manifestations sportives, on crée des modèles pour l’occasion avec en prime les couleurs de la Côte d’Ivoire.

Cette année, le ministre de la culture et de la francophonie a dédié l’année 2018 à la promotion du pagne traditionnel. Qu’en dites-vous ?

-       C’est une bonne idée et une bonne trouvaille de vouloir valoriser tout ce qui est fabriqué en Côte d’Ivoire côté textiles. Quand on parle de valorisation du tissé traditionnel, il y a bien entendu les créateurs. Mais il faut que nos créations soient portées par les responsables politiques. C’est cela valoriser une matière. Sinon, on va beau le créer comme on peut mais on ne pourra pas le vendre tant que les responsables politiques ne le portent pas. Si les gens sont prêts à le porter, nous, les créateurs, sommes prêts à confectionner des vêtements à partir du pagne traditionnel. Que les politiques s’y mettent et on verra qu’effectivement cela crée beaucoup d’emplois. Les couturiers exigeront aux tisserands de faire de la qualité. Et finalement tout le monde y gagnera.

. Comme voyez-vous l’avenir de la mode ivoirienne, africaine ?

-       La mode africaine évolue. Mais la mode ivoirienne régresse. Ce n’est pas le nombre de couturiers qui compte. C’est la qualité que nous devrions chercher  à avoir ou à conserver. Parce qu’on en a déjà eu. A moment donné en Afrique, quand on parlait de la mode, c’était la Côte d’Ivoire. Abidjan était la capitale de la mode africaine. Mais les autres villes africaines n’ont pas dormi. Dans toutes les capitales de l’Afrique de l’ouest, la qualité du travail s’est améliorée. Quand on se rencontre à des défilés, on voit la qualité de travail de ces pays-là. La Côte  d’Ivoire  ne progresse pas. Elle est restée statique. Si on ne fait pas attention, on va reculer. Il faudrait que les jeunes pensent à travailler davantage.

Quel regard portez-vous sur l’habillement des jeunes d’aujourd’hui ?

-       Ce n’est pas la même période. Les jeunes s’habillent de leur manière. Ils raffolent plus le jean, le tee-shirt, le polo,  le body… Ils sont habillés mais est-ce que c’est ce qui reflète l’Ivoirien ? C’est la question que moi-même je me pose. Je voudrais dire aux jeunes créateurs de prendre conscience de notre métier car il nourrit son homme.

L’actualité dans le milieu de la mode est marquée par l’assassinat du coiffeur Alain Chapo. Le connaissiez-vous ?

-       Oui, c’était un jeune très respectueux. C’était un bon coiffeur, très sympa… Il a assuré la coiffure à beaucoup de défilés. Il m’appelait papa. Il était toujours souriant. Quand j’ai appris son décès, j’ai été choqué. C’est une grande perte pour la Côte d’Ivoire car Alain Chapo avait de l’avenir et un doigté magique par rapport à la coiffure. Il avait un don pour la coiffure.

 D. T.